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28/08/2006

Je reprends ici un passage du livre d'Elias Canetti "Le flambeau dans l'oreille, Histoire d'une vie 1921-1931".

C'est ce soir-là que je me sentis le plus proche d'Ibby. Rien ne pouvait l'abuser. La masse furieuse du public n'existait pas pour elle. Elle ne se sentait jamais comprise dans une masse. Elle ne tenait même pas compte de l'opinion publique, c'était comme si elle ne l'avait pas entendue. Elle traversait sans en être atteinte les océans de panneaux publicitaires, elle ne retenait le nom d'aucun produit commercial ; quand elle avait besoin de quelque chose pour son usage quotidien, elle ne savait pas comment cela s'appelait, ni où cela se trouvait, et elle devait demander à l'aventure dans les grands magasins. Elle regardait passer une manifestation de cent mille personnes sans se sentir ni attirée ni repoussée et ce qu'elle disait immédiatement après ne se distinguait en rien de ce qu'elle avait dit auparavant. Elle avait regardé exactement et saisi plus de détails que quiconque, mais touc ces faits réunis ne pouvaient lui imposer une volonté , une contrainte, une direction. Dans ce Berlin débordant de violents combats politiques, je ne l'entendis jamais dire un mot de politique. Peut-être ne pouvait-elle pas répéter ce que d'autres avaient déjà dit. Elle ne lisait jamais de journaux ni de revues. Quand je lui voyais une revue entre les mains, je savais qu'on avais publié un poème d'elle et qu'elle voulait me le montrer. C'était en effet toujours le cas et, quand je lui demandais ce qu'il y avait d'autre dans ce numéro, elle secouait la tête, elle n'en avait pas la moindre idée. Je la trouvais souvent cela désagréable et l'accusait d'un narcissisme excessif. elle se conduisait, lui disais-je, comme si elle seule avait existé dans ce monde. C'était cependant injuste, car elle remarquait plus de chose chez les hommes, et de toute sorte, que n'importe qui d'autre. qu'elle ne laissât pas la masse s'emparer d'elle était pour moi un mystère, mais ce que je lui avais souvent reproché me plut en elle lors de la première de l'Opéra de Quat'Sous.

Il y aurait beaucoup de choses intéressantes à dire sur ce passage, notamment à la connaissance de l'œuvre d'Elias Canetti, mais aussi de la manière dont évolue notre société. Cependant je m'en dispenserais, considérant que chaque lecture, s'il sait apprécier ce passage, y trouvera de lui-même des motifs d'intérêts.

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