Pour tenter de comprendre les enjeux de la réponse à donner au référendum sur le «Traité établissant une constitution pour l’Europe », il faut absolument se placer dans la perspective de l’histoire. La construction de l’Europe est en effet un phénomène historique d’une ampleur et d’une importance que les générations qui n’ont pas vécu les guerres mondiales ont peut être quelque mal à mesurer. Il s’agit en fait d’un changement d’ère pour ce continent et pour la planète. En moins d’une soixante d’années, l’Europe est passée d’un système de guerres ( qu’elle a subi pendant plus de mille ans) à un système de paix. Le rêve de la paix, qui était qualifié d’utopie par ceux mêmes qui, à la fin de la première guerre mondiale, clamaient qu’elle devait être la « der des ders », est en cours de réalisation. Les idées de guerre et de conquête territoriale entre des membres de l’Union Européenne sont déjà devenues ridicules. Et l’idée de la normalité de la paix est en train de s’étendre à la planète Il s’agit donc d’une révolution. Le succès de cette entreprise est étonnant, mais il a besoin d’être consolidé.
La construction d’une paix durable exige l’établissement d’un consensus sur les principes,- droits de l’homme, démocratie, droit social, laïcité, etc. – mais aussi un niveau comparable de développement économique et des institutions qui garantissent la possibilité du maintien de ce consensus. Ce qui signifie qu’il ne peut y avoir de système de paix sans un certain degré de supranationalité. La diversité des cultures des peuples européens, le poids de leur histoire, faite de guerres, de frustrations identitaires, d’ambitions diverses et concurrentes pour la domination du monde, était évidemment l’obstacle majeur à surmonter pour pouvoir envisager un processus de rapprochement des points de vue et de construction progressive d’une zone de paix. Nul n’avait jusqu’ici proposé de recette magique pour dépasser les Etats-nations. Les méthodes qui ont été adoptées, sous l’inspiration de Jean Monnet, ont consisté à commencer par la coopération économique. Une telle coopération ne pouvait être envisagée que sous sa forme libérale, au moment de la rivalité Est-Ouest et du rideau de fer, alors que les pays de l’Ouest européen avaient à se défendre contre la menace soviétique et staliniste. C’est donc dans un contexte libéral que les premiers efforts de construction de l’Europe se sont développés.
Il ne faut donc pas se tromper d’objectif quand on réfléchit
à l’histoire de l’Europe et à ce que l’on souhaite
qu’elle devienne demain. L’objectif fondamental est la paix. La
coopération économique dans un cadre libéral est un moyen.
Or c’est bien cette préoccupation de l’établissement
d’une paix, non seulement durable, mais définitive entre les peuples
européens, qui a commandé la pensée de Jean Monnet, de
Robert Schumann , d’Adenauer et de quelques autres hommes d’Etat
au moment où, par la création de la Communauté Européenne
du Charbon et de l’Acier, ils ont fait franchir à la France, à
l’Allemagne et à 4 autres pays le premier pas vers l’acceptation
d’ un premier degré de supranationalité . Paix signifie
dépassement des nationalismes, qui restent encore très vivaces.
De nombreuses étapes ont sans doute été franchies depuis
1950. En dépit de tous les obstacles psychologiques et politiques, la
marche difficile, cahotante, irrégulière, mais persévérante
et constante, vers l’établissement d’une Union Européenne
a combiné l’élargissement du nombre des membres et l’approfondissement
de leur coopération. On est passé de l’Europe des 6 à
celle des 9 en 1973 par l’adhésion du Royaume Uni, de l’Irlande
et du Danemark, puis à celle des 12 en 1981 par l’entrée
de l’Espagne, de la Grèce et du Portugal, à celle des 15
en 1985 par l’entrée de l’Autriche, de la Suède et
de la Finlande, enfin à celle des 25 par l’entrée de 10
pays de l’Est européen en 2004. et cet élargissement n’est
pas terminé puisque l’adhésion prochaine de la Roumanie
et de la Bulgarie est déjà programmée et que l’extension
possible à quelques autres pays pose de nombreux problèmes.
En revanche, si ce phénomène de l’élargissement est assez bien connu, les méthodes qui ont été suivies pour atteindre une plus grande intégration des peuples européens restent à peu près ignorées du grand public. Ce qui rend aujourd’hui très difficile pour les électeurs français la compréhension des problèmes posés par le texte du Traité constitutionnel soumis à leur vote, c’est l’absence d’information sur la nature des progrès qui ont été faits durant les 60 dernières années. La classe politique, à droite comme à gauche s’est gardée de faire le travail pédagogique qui était nécessaire pour que les peuples européens s’intéressent vraiment à la construction européenne. Sans doute les hommes politiques eux-mêmes sont ils restés incertains sur les méthodes à suivre. Sans doute aussi étaient-ils loin d’être tous enthousiastes par l’édification d’une instance dépassant les cadres nationaux dont ils étaient issus.
Il n’est donc pas étonnant que l’on ait hésité, renâclé, tergiversé et que l’on ait pratiqué la méthode des essais et des erreurs, dans la mesure où cette entreprise de dépassement du cadre des Etats nations était tentée pour la première fois dans l’histoire. L’échec de la tentative prématurée d’instauration d’une Communauté Européenne de Défense en 1954, sans avoir au préalable réussi à construire un degré de consensus suffisant, est l’exemple le plus clair de cette absence de méthodologie. Le choix qui a finalement été fait de commencer par l’union douanière et la politique agricole commune et de poursuivre par le développement de l’intégration économique a conduit à adopter des mesures techniques complexes et à négliger au moins au début le respect de la démocratie. Sans doute s’agissait-il de problèmes techniques difficiles, mais il aurait été possible d’en expliquer l’essentiel, si le souci de démocratie avait été suffisant pour empêcher que le processus d’intégration progressive ne reste pas aux mains des seuls « technocrates » sans que les citoyens soient informés des enjeux qui les concernaient.
Or il s’agit aujourd’hui de décider de la ratification du Traité constitutionnel, sans qu’aucune information soit aisément disponible sur la situation juridique actuelle de l’Union Européenne, ni sur les changements que ce Traité prévoit. Les électeurs se trouvent en présence d’un texte très complexe et très long, distribué seulement quelques jours avant le scrutin, sans qu’il leur soit possible ni d’en comprendre la portée, ni de le comparer avec ceux en vigueur actuellement et notamment avec le Traité de Nice appliqué depuis 2003. Ils peuvent s’imaginer aisément que le changement ainsi proposé de manière incompréhensible peut leur être nuisible, d’autant qu’une partie de la classe politique, à droite comme à gauche les abreuve d’informations et d’interprétations fantaisistes ou fausses, dont ils n’ont aucun moyen de contrôler la crédibilité. Ils sont particulièrement préoccupés de savoir si ces nouvelles dispositions risquent ou non d’avoir des conséquences néfastes sur le plan de l’emploi et des acquis sociaux, ainsi que sur la politique étrangère. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient de mauvaise humeur et tentés de voter non. Ils ne savent pas non plus si le refus de ce texte aurait ou non des conséquences dramatiques pour l’avenir de la construction européenne. Or l’enjeu de la décision qu’ils prendront est considérable et l’on ne peut que constater et critiquer la désinvolture dont toute la classe politique, et particulièrement le chef de l’Etat, a fait preuve à l’égard des citoyens. On peut espérer que les dernières semaines de débat sur ce sujet apporteront quelque lumière, mais cela ne sera possible que si ce débat permet de situer le problème actuel dans la perspective historique de la construction européenne. Le Traité en question n’est en effet qu’une étape d’une longue histoire, mais elle est décisive et dramatiquement importante, et pour en comprendre toute la portée il est indispensable d’en rappeler le déroulement. Or cette histoire est à la fois surprenante, logique et inachevée,
- Surprenante parce que la construction européenne a fait preuve depuis près de soixante ans d’un dynamisme extraordinaire et d’une capacité jamais démentie pour surmonter d’énormes obstacles. Et ceci malgré ses défauts et malgré le peu d’enthousiasme des peuples et des dirigeants pour sa réussite,
- Logique parce que tout semble s’être passé comme si avait été suivie dès l’origine une ligne directrice allant du plus facile au plus difficile, et capable de mettre en place progressivement les moyens de poursuivre la tâche.
- Inachevée parce qu’il reste encore beaucoup à faire, et qu’il est possible de continuer.
On peut distinguer 3 phases dans le processus du développement de l’intégration européenne : la phase initiale qui crée une Union douanière et qui définit les institutions, (1950-1968,) celle d’intégration économique et monétaire ( jusqu’à 1992), et celle de politisation et de démocratisation ( de 1992 à 2005). La réponse au caractère surprenant du dynamisme de l’idée européenne se trouve certainement au moins en partie dans la manière dont les auteurs du Traité de Rome ont en 1957 conçu et construit un moteur de développement dans les institutions. Ce moteur était la Commission dont la mission était de faire en permanence des propositions nouvelles en toute indépendance des gouvernements des Etats membres, et le Parlement dont l’existence même conduisait à la démocratie. Ainsi après l’expérience de la CECA qui avait, dès 1951 initié l’idée d’une autorité indépendante des Etats membres, et l’Euratom qui la confirmait, le Traité fondateur de Rome en 1957 mettait autour des entreprises d’union douanière puis de politique agricole commune, un instrument d’intégration future qu’il faudrait bien utiliser. L’union douanière achevée en 1968 a mis fin à cette première phase, marquée en 1954 par l’échec du projet de CED (Communauté Européenne de Défense).
L’intégration économique et monétaire s’est
poursuivie pendant deux décennies de 1968 à 1992. Elle a été
marquée :
- en 1979 par la création du Système monétaire européen
(SME), limitant le taux de variation du cours des monnaies nationales à
2,5 % du cours moyen,
- en 1985 par la convention de Schengen, sur la libre circulation des personnes
,
- en 1986 par l’Acte Unique Européen, qui a permis d’établir
le grand marché intérieur le 1er janvier 1993,
- enfin en 1992 par le Traité de Maastricht créant l’Union
Européenne, et portant essentiellement sur l’adoption d’une
monnaie unique, l’euro , et sur les conditions à respecter pour
que cette monnaie soit possible. Ce que l’on a appelé les «
critères » de Maastricht imposent la limitation des déficits
budgétaires à 3% du montant du Produit Intérieur Brut pour
chaque pays, de la dette publique à 60 % du PIB, du taux d’inflation
à moins de 1,5% au-dessus de la moyenne des trois pays ayant les taux
les plus faibles, des taux d’intérêt à long terme
à moins de 2% au-dessus de ceux des trois pays les moins inflationnistes,
harmonisant ainsi les politiques budgétaires et économiques.
La troisième phase, qui a en fait commencé pendant la deuxième, puisque dès 1970 on avait décidé d’élire les membres du Parlement au suffrage universel (remplaçant ainsi le système fondé sur l’envoi de représentations des Parlements nationaux), et qu’en 1974 on avait créé le Conseil Européen (réunion des chefs d’Etat et de gouvernement) , a surtout été marquée par trois traités, celui d’Amsterdam en1997, celui de Nice en 2001 et le Traité constitutionnel adopté en octobre 2004 par les gouvernements des 25 Etats membres et qui est aujourd’hui soumis en France à ratification par referendum. Les trois traités marquent une progression vers plus de démocratie, vers plus de protection des droits fondamentaux, et vers une approche plus sociale. Ils marquent une prise de conscience de plus en plus nette de la nécessité de combler le « déficit démocratique » de l’Union souvent dénoncé dans les protestations contre la « bureaucratie » et la « technocratie » bruxelloises.
La question qui est aujourd’hui posée aux citoyens peut donc être résumée en un choix entre le maintien de la situation actuelle, définie essentiellement par les dispositions du Traité de Nice, et celle qui serait créée par l’adoption du Traité constitutionnel. Avant toutefois de tenter de faire cette comparaison, il est nécessaire de rappeler trois aspects du problème :
- en premier lieu ces traités peu faciles à comprendre, écrits dans un style juridique peu séduisant, sont le résultat de négociations entre des gouvernements dont les points de vue et les intérêts sont souvent très opposés. Il s’agit donc de textes de compromis qui ne satisfont personne, et qui traduisent seulement le maximum d’accord possible entre 15 puis 25 pays, au moment où se déroulent les négociations.
- Il s’agit, sur bien des points, de problèmes techniques, difficiles à comprendre par les citoyens, et une difficulté supplémentaire provient du fait que ces traités répètent souvent les dispositions des traités précédents, en les modifiant seulement sur certains points, ce qui ne permet pas à ceux qui ont le courage de les lire d’identifier clairement ce qui est nouveau. Ce procédé a été même amplifié pour le traité constitutionnel qui reprend pratiquement tout le droit européen existant …littérature très indigeste que le manque prodigieux de pédagogie, tant de la part de la classe politique, que des médias rend plus indigeste encore ;
- Enfin il ne doit pas être surprenant que les problèmes sociaux et politiques n’aient commencé à être traités que tardivement et insuffisamment, parce que c’était à leur sujet qu’il existait le moins de consensus, et qu’ils n’étaient pas apparus aux techniciens de la construction européenne comme les plus urgents pour réaliser l’union.
Le jugement à porter sur le traité constitutionnel ne doit donc pas être guidé par le désaccord que l’on peut avoir avec telle ou telle disposition du Traité, mais par le caractère positif ou négatif de l’ensemble du texte nouveau par rapport à la situation antérieure à son approbation. Et comme c’est le Traité de Nice qui définit les règles actuellement appliquées, c’est à partir de ses dispositions qu’ill faut apprécier la nature et l’importance de celles du Traité constitutionnel . Le Traité de Nice (2001), qui a été préparé, en grande partie pendant la Présidence française, en vue de l’élargissement de l’Union de 15 à 25 membres, a essentiellement réformé la procédure des décisions au sein du Conseil et du Parlement, réorganisé le fonctionnement de la Commission ( et accessoirement de la Cour de justice, de la Cour des comptes, et du Comité des régions), et révisé les modalités des coopérations renforcées « . Il a étendu le rôle de co-législateur du Parlement à la lutte contre les discriminations, à la cohésion économique et sociale, aux visas, à l’asile, à l’immigration et a porté le nombre maximal des sièges de 626 à 732 ( dont 72 pour la France). Il a étendu le régime de majorité qualifiée au sein du Conseil européen à 27 nouveaux domaines dont notamment la politique commerciale commune, la coopération judiciaire civile, la politique de cohésion économique et sociale. Il a réévalué le poids de chaque Etat au sein du Conseil et fixé à 255 voix sur 345 pour 27 membres le niveau de la majorité qualifiée ( la France disposant de 29 voix), et précisé qu’un Etat pourra demander que cette majorité représente au moins 62% de la population de l’Union. Pour la Commission, le traité prévoit qu’à partir de 2005 il n’y aura plus qu’un seul commissaire par Etat, tous les Etats étant représentés, et que les pouvoirs du président sont renforcés. Il est responsable de l’organisation interne, fixe les portefeuilles dévolus à chaque commissaire, et les éventuels remaniements devenus nécessaires en cours de mandat. Il est désigné par le Conseil à la majorité qualifiée après approbation du Parlement. Le traité limite à 8 (au lieu de la majorité) le nombre d’Etats membres nécessaire pour la création d’une « coopération renforcée » et étend leurs domaines possibles à la politique étrangère et de sécurité commune à l’exception des questions ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense. Enfin il est prévu, pour la garantie des valeurs démocratiques un dispositif de prévention, en donnant au Conseil, statuant à la majorité des 4 cinquièmes de ses membres, après avis du Parlement, le droit d’adresser une recommandation à l’Etat au sein duquel il existe un risque de violation des droits fondamentaux.
C’est par comparaison à la situation ainsi créée
par ce traité de Nice qu’il faut juger les apports nouveaux du
Traité constitutionnel. Les questions qui préoccupent à
juste titre les électeurs de gauche, et plus généralement
ceux qui sont mal informés et inquiets sont essentiellement :
Les changements proposés créent-ils une situation plus satisfaisante
ou non, et pourquoi ?
Ne mettent-ils pas en danger les acquis sociaux ?
N’accroissent-ils pas le risque des « délocalisations »
?
Ne risquent-ils pas d’entraîner la France dans une politique étrangère
qu’elle n’approuverait pas (et notamment dans des aventures guerrières
du type intervention en Irak) ?
La réponse à ces questions concerne en tout premier lieu les changements apportés sur le plan institutionnel. Ils comblent de façon beaucoup plus précise le déficit démocratique en donnant de réels pouvoirs au Parlement et en ouvrant aux citoyens eux-mêmes un droit d’initiative. Ils renforcent le pouvoir politique face aux pouvoirs des dirigeants économiques et des « bureaucrates », en confiant au Président du Conseil une stabilité et une indépendance beaucoup plus grande. Ces deux transformations fondamentales s’inscrivent dans une définition plus claire des attributions réciproques des Etats et de l’Union. Les compétences exclusives de l’Union sont : l’union douanière, la concurrence, la politique monétaire et la politique commerciale et la conservation des ressources biologiques de la mer. La liste des compétences partagées entre l’Union et les Etats comprend la plupart des domaines d’intervention de l’Union : marché intérieur, agriculture, industrie, protection des consommateurs, environnement, transports, énergie, cohésion économique, sociale et territoriale, enjeux communs en matière de santé publique…. Les compétences d’appui sont toutes celles où l’Union n’intervient que pour compléter les politiques des Etats. Le vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil – soit 55% des Etats représentants 65% de la population, est prévu dans la majorité de ces domaines -. Le vote à l’unanimité reste maintenu en matière de politique étrangère, de fiscalité, de protection sociale.
Dans ce cadre clarifié, les pouvoirs respectifs du Conseil et du Parlement sont réorganisés. Le Président du Conseil Européen obtient une dimension politique nouvelle. Il ne sera plus choisi parmi les chefs d’Etat ou de gouvernement en exercice. Il devient donc beaucoup plus indépendant, d’autant que sa fonction est stabilisée, puis qu’il est élu pour deux ans et demi et qu’il est renouvelable une fois. ( au lieu des six mois actuels des présidences tournantes). Le Conseil Européen change de ce fait de composition puisqu’il comprend, outre les chefs d’Etat ou de gouvernement, le Président et le ministre des Affaires Etrangères de l’Union .
Le partage du pouvoir législatif entre le Conseil et le Parlement est organisé de manière précise par les articles I.33 et III 396 du Traité. Les décisions concernant les lois et les lois-cadres sont désormais prises conjointement par le Conseil et par le Parlement. L’article III.396 du Traité organise la procédure de décision commune en établissant un mécanisme de « navette » entre le Conseil et le parlement ( première, deuxième et troisième lectures) . Le budget de l’Union ( environ 100 milliards d’euros) est désormais soumis au vote du Parlement.
D’autre part afin de donner corps au principe de démocratie participative introduit dans la constitution, une intervention plus directe des citoyens dans la vie des institutions européennes est organisée sous la forme du droit qui leur est offert ( sous la condition de réunir un million de signatures) de demander à la Commission de présenter une proposition de texte européen dans les domaines oû ils estiment nécessaires d’améliorer la Constitution.
Enfin les pouvoirs du président de la Commission sont encore renforcés
par rapport ceux définis à Nice. Il sera désormais élu
à la majorité simple par le Parlement (et non plus simplement
approuvé) et il pourra demander à un commissaire de démissionner
sans avoir, comme auparavant, obtenu l’approbation des autres membres
de la Commission.
Ainsi le pouvoir législatif de l’Union est considérablement
renforcé et réorganisé. C’est le Parlement qui est
le principal bénéficiaire des décisions nouvelles, ce qui
signifie que le « déficit démocratique » est comblé.
Le système nouveau reste très respectueux des pouvoirs et de l’indépendance
des Etats membres dans de très nombreux domaines notamment en matière
de politique étrangère, de défense et de fiscalité
puisque la règle de l’unanimité reste requise dans ces domaines.
Les autres changements apportés par le traité constitutionnel
sont nombreux, mais moins fondamentaux que ceux qui viennent d’être
mentionnés. Il s’agit notamment de
- de la réduction du nombre des membres de la Commission de 25 à 18, le choix des pays devant respecter la diversité géographique et démographique de l’Union, (la date d’application de cette décision est toutefois reportée à 2014, et le nombre retenu est modifiable par le Conseil).
- de la modification des conditions d’établissement de coopérations renforcées : un tiers des Etats ( soit 9 sur 25) pourront décider d’utiliser cette formule.
- de l’inscription dans le traité de, la reconnaissance de valeurs déjà reconnues dans la Charte des droits fondamentaux, auxquels sont ajoutés la lutte contre l’exclusion sociale, la solidarité entre générations, la protection des droits des enfants, l’économie sociale de marché, le droit de grève, la diversité culturelle et linguistique et les droits individuels des personnes appartenant à des minorités.
Chacun peut porter un jugement critique sur le système décisionnel ainsi construit. C’est un ensemble de règles et d’institutions trop fédératif pour les uns, trop limité par la règle de l’unanimité dans les domaines de la politique étrangère et de défense ou dans celui de la fiscalité pour les autres. On peut aussi regretter qu’il n’existe pas encore de véritable accord sur le contenu de la politique étrangère et de sécurité commune. Nombre d’esprits ont aussi noté que le renforcement des pouvoirs du président du Conseil et du président de la Commission créait deux « hommes forts » dans ce système et pouvait entraîner une rivalité. Suivant les idées personnelles de chacun, il est en effet toujours possible de n’être pas satisfait par telle ou telle disposition. Il est d’ailleurs incontestable que ce Traité constitutionnel ne modifie pas l’inspiration néo-libérale qui a marqué l’ensemble du droit européen. Ce texte continue d’encourager le développement de la concurrence. Il confirme les critères de Maastricht. Il a une conception apparemment restrictive des services publics qu’il appelle « services d’intérêt économique général » (article III.122). Il conserve l’exigence du vote à l’unanimité dans le domaine de la fiscalité, ce qui rend très difficile l’harmonisation souhaitable. Il n’autorise pas l’Union à emprunter, alors que l’élargissement des possibilités financières de l’Union rendrait possibles les interventions nécessaires au développement de l’économie. Enfin l’élargissement à 25 peut apparaître à certains esprits comme accroissant le risque des délocalisations vers les pays où les salaires sont les plus bas. Et à ces inquiétudes sociales vient s’ajouter la crainte que l’Europe construise une politique étrangère et de sécurité commune sur le modèle américain de grande puissance militaire peu rassurant pour le maintien de la paix mondiale.
Toutes ces considérations ne sont pas fondées : les critères de Maastricht sont déjà en cours de révision sous l’influence des plus grands pays de l’Union, et ils seront modifiés ; les risques de délocalisation existent à l’échelle mondiale et ne sont aucunement accrus par le traité constitutionnel ; l’article sur les « services d’intérêt économique général » ne met pas en question les politiques des Etats membres à l’égard de leurs services publics ; l’orientation que prendra la Politique étrangère et de défense commune dépend du combat politique qui sera mené à l’intérieur de l’Union pour une Europe pacifique, et pour la lutte contre la pauvreté dans le tiers monde comme moyen essentiel d’assurer la paix, et la règle de l’unanimité en ce domaine protège l’indépendance de chaque Etat contre les interventions aventureuses.
Il reste que ce traité pourrait être amélioré sur beaucoup de points et que l’orientation de la politique économique et monétaire de l’Union pourrait être utilement infléchie dans le sens d’une plus grande intervention publique ( grands travaux européens, possibilités d’emprunt, politique moins restrictive de la Banque centrale européenne, harmonisation des fiscalités, mesures contre l’existence de paradis fiscaux, etc.) La question qui se pose aux électeurs qui souhaitent uns constitution plus sociale et moins néo-libérale et qui hésitent entre le oui et le non est celle du choix d’une stratégie politique: Comment mener le combat pour améliorer la situation dans le sens souhaité ? Faut-il (en votant oui) le faire à l’intérieur du nouveau Traité constitutionnel ou faut-il (en votant non) rester dans le cadre du Traité de Nice, en demandant que l’on recommence les négociations qui ont conduit à son adoption par les gouvernements ? La réponse dépend essentiellement de l’idée que l’on se fait des conditions dans lesquelles ces améliorations pourraient être acceptées par les 25 pays membres de l’Union.
Or croire qu’il suffirait que le non l’emporte en France pour que les autres Etats membres considèrent nécessaire de renégocier, interprètent le non français comme dû au mécontentement de la frange de gauche de son électorat – alors que les grosses troupes du non sont constituées par les souverainistes, les nationalistes et les militaristes -, et soient immédiatement prêts à réorienter la Constitution dans le sens souhaité, relève, sinon de la naïveté, du moins d’une erreur d’appréciation sur la manière dont un accord sur un changement d’orientation peut être obtenu dans un système multinational. L’obtention d’un consensus sur le texte de la constitution a été suffisamment difficile pour que les Etats qui ont fait des concessions n’aient pas envie de le voir remettre en cause immédiatement. Une demande de renégociation faite par la France serait mal reçue par la très grande majorité des Européens et n’aurait aucune chance d’aboutir au résultat souhaité. Au contraire elle serait exploitée par les pays qui souhaitent voir l’Union redevenir une simple zone de lire échange.
Pour que des progrès deviennent possibles, il faut du temps Or le cadre politique et démocratique offert par le Traité constitutionnel est infiniment plus favorable que celui du Traité de Nice pour mener une offensive à long terme dans le sens souhaité. C’est le Parlement qui offre maintenant cette possibilité. Si les électeurs ne se sont pas jusqu’ici suffisamment intéressé aux élections européennes, c’est évidemment parce qu’ils n’en ont pas jusqu’ici compris l’importance, - incompréhension aggravée encore en France par le choix d’un mode de scrutin qui ne permet pas aux citoyens de savoir qui les représente, les députés européens étant désignés par les partis -. Le droit d’initiative populaire,- réunir un million de signatures sur un projet raisonnable et précis n’est pas une tâche impossible dans une Union de plus de 300 millions de citoyens – peut aussi devenir un moyen d’expression et d’influence non négligeable. Enfin et surtout la Constitution a prévu plusieurs procédures pour sa propre modification ( articles IV- 443 à 446) qui pourront permettre de l’amender et de l’améliorer. Mais c’est évidemment quand le travail nécessaire pour la transformation des idées aura été fait dans le cadre national et dans le cadre européen qu’il deviendra possible d’utiliser à bon escient cette possibilité. De nombreux signes montrent d’ailleurs que les idées évoluent en raison même de la nature de problèmes à résoudre. La remise en question des critères de Maastricht a été rendue nécessaire par l’excès des contraintes qu’ils imposaient. La nécessité d’aider davantage les 10 nouveaux membres pour qu’ils rattrapent le niveau de développement des Etats membres les plus riches exigera un accroissement important du budget de l’Union et même une révision de ses règles financières. Le scandale des paradis fiscaux établis au cœur de l’Europe ne pourra pas durer encore très longtemps…
Il ne faut donc pas se tromper de stratégie. Les conditions d’une amélioration du statut de l’Union sont réunies. C’est dans le cadre du Traité constitutionnel qu’il existe le plus de chances de l’obtenir.
Maurice Bertrand